Chapitre XIV
— Je ne répondrai qu’à mille questions et pas une de plus, dit Krécis d’un ton grave à sa jeune pupille lorsqu’elle eut trois ans. Ensuite, ce sera à toi de chercher les réponses.
Saturna réfléchit avec le sérieux d’un enfant de trois ans et leva la tête pour regarder son tuteur, du coin de l’œil, selon son habitude.
— Je n’aurai pas besoin de mille questions, annonça-t-elle une fois qu’elle eut réfléchi.
— Vraiment ? Elle l’avait interrompu pendant son travail pour la vingtième fois ce matin-là et pourtant, Krécis souriait. Je m’attendais à ce que tu sois beaucoup plus curieuse que cela !
— Mais je suis très curieuse ! lui dit-elle pour le rassurer. Le menton dans ses mains, les coudes appuyés sur ses genoux dodus, elle était perchée sur le bord d’un tabouret pour le regarder travailler. Il faisait quelque chose de mystérieux avec un joli cristal qui ressemblait à un diamant et qui projetait sur le visage de Saturna les couleurs de l’arc-en-ciel, lorsque ses facettes réfractaient la lumière.
— Alors comment peux-tu te satisfaire de mille questions ? Il lui semblait qu’elle lui en posait autant chaque jour.
Le cristal avait monopolisé l’attention de Krécis ces derniers jours, et la joie que lui procurait Saturna était une distraction agréable. Trouvé lors de l’inspection préliminaire d’une nouvelle mine, le spécimen aux facettes étranges n’avait d’équivalent ni dans les autres planètes fazisiennes ni, comme il s’était enquis prudemment auprès des géologues terriens, dans le Système solaire. De plus, il avait été incapable d’en trouver un deuxième, sauf dans cette mine. Néanmoins il était d’une dimension impressionnante et unique, aussi gros que le poing de Saturna. Jusqu’à présent, il avait révélé des propriétés de conductibilité intéressantes, mais Krécis était convaincu qu’il en cachait d’autres. En dépit des bavardages de Saturna, il était absorbé par ce cristal.
Saturna sauta ensuite de son tabouret et se mit à danser légèrement dans le laboratoire en se chantonnant à elle-même.
— Parce que je ne poserai vraiment, vraiment qu’une seule question.
— Et cette question est… ? répliqua Krécis en enfermant le cristal dans une boîte spéciale. Il connaissait la réponse.
Saturna s’arrêta de danser :
— Pourquoi ?
C’était en fait la question qu’elle posait le plus souvent. Pourquoi le ciel était-il rouge ? Pourquoi les gens apparaissant par l’Holocom n’étaient-ils pas vraiment là ? Pourquoi l’eau du bain s’écoulait-elle en tourbillonnant ? Pourquoi les ongles étaient-ils roses ? Pourquoi avait-on des ongles ? Pourquoi Catlyke remuait-elle sa queue dans son sommeil ? Pourquoi la nourriture était-elle salée ou sucrée ? Pourquoi ses cheveux poussaient-ils pendant son sommeil ? Pourquoi devait-elle aller au lit alors qu’elle n’était pas encore fatiguée ? Pourquoi rêvait-elle ?
Krécis soupira, feignant la résignation.
— Très juste. C’est une seule question, n’est-ce pas ? La seule question qui nous ouvre les portes de l’univers. Tu es beaucoup trop intelligente pour moi !
Saturna, le prenant au mot, lui tira alors la manche jusqu’à ce qu’il lui prenne la main.
— Ne sois pas triste, mon Krécis ! J’ai une idée ! Tu dois d’abord m’enseigner tout ce que tu sais. Ensuite je t’enseignerai tout ce que je sais. Ainsi, nous serons aussi intelligents l’un que l’autre !
Krécis lâcha la main de l’enfant pour la poser sur ses cheveux soyeux, brillants et de couleur indigo.
— Voila une excellente idée, Saturna. Mais ne peut-on pas commencer après le déjeuner ?
— Déjeuner ! s’écria l’enfant en lui tirant la main et en sautillant légèrement. Elle avait communiqué sa joie à Mushii qui s’était mis à danser à ses pieds. Catlyke, endormie sur la plus haute étagère et trop raffinée pour s’adonner à de tels enfantillages, avait ouvert un œil, soupiré, et s’était rendormie.
— Déjeuner ! En voilà une excellente idée ! annonça Saturna en imitant Krécis alors qu’elle le tirait derrière elle. Allons-y ! Elle parcourut ainsi les couloirs en sautillant et en chantant.
— Déjeuner, déjeuner, déjeuner, déjeuner !
À l’étonnement général, Krécis lui avait appris les langages terriens en même temps que sa langue maternelle. Cela, il est vrai, avait amusé tout le monde. Les deux complices arrivèrent ainsi à la cafétéria et firent sourire tous ceux qui s’y trouvaient. La population de la colonie avait changé considérablement depuis la naissance de Saturna. Tout d’abord, les quelques Terriens qui ne s’y étaient pas sentis à leur aise et qui n’aimaient pas vivre et travailler avec les Fazisiens étaient repartis avec Nyota Domonique. De plus, de nombreux vaisseaux cargo transportant, pour la plupart, des passagers, faisaient la navette à des intervalles réguliers et plusieurs fois par an entre Fazis et Titan. Saturna voyait donc toujours de nouveaux visages en plus de ceux qu’elle connaissait déjà.
Son humain favori, elle devait l’admettre, était le mélancolique Langler. Elle connaissait l’histoire de ses jambes et de son dos brisés, mais sa difformité n’avait jamais empêché ces deux êtres étranges d’avoir des conversations amicales. Grâce à ses capacités télépathiques extraordinaires, Saturna était un de ses sujets d’étude favoris et cette charmante enfant était une des seules personnes qui pouvait faire sourire Langler. C’est ce qu’il avait fait lorsqu’elle était venue s’asseoir à table à côté de lui.
— Vieux Sage, je suis persuadé qu’elle vous rajeunit, observa Fariya. La présence de l’enfant réjouissait chacun autour d’elle et estompait quelque peu le drame entourant sa naissance.
— Seulement dans mes meilleurs jours ! remarqua Krécis, retrouvant sa dignité. Mais je dois admettre qu’elle inspire plus de jours ensoleillés que je pensais qu’il me restait.
— Viens-là, moustique ! lui dit Luke Choy. Il lui avait donné ce surnom en l’embrassant tous les jours avant d’aller au bureau.
En réponse, l-’enfant plongea la main dans une poche de sa salopette et lui donna un caillou bleu très lisse.
— Pour Arikka. Elle a trouvé cette zoisite dans la carrière et me l’a donnée pour mon devoir de science. Maintenant que j’ai fini, j’ai pensé la polir et la lui rendre.
Luke posa un baiser sur sa tête :
— Je la lui donnerai sans faute.
Saturna était aimée de tous. Était-il possible que l’enfant ait atteint cet âge sans avoir jamais vu un froncement de sourcil, ou entendu une seule réprimande ? Quoiqu’elle fût d’une disposition vive et gaie, sa personnalité n’en était que plus agréable parce que tous, dans la colonie, lui accordaient une attention particulière. Tous les enfants de l’univers devraient avoir cette bénédiction.
Seul Krécis nourrissait parfois de sombres pensées lorsqu’il la regardait. Combien de temps pouvait-il encore garder le secret ? Les plus grandes difficultés venaient des fréquents communiqués que Nyota Domonique envoyait depuis Mars. Tetrok et Nyota avaient, toutes ces années, gardé le contact avec Krécis depuis leur départ de Titan et chacun envoyait de petits présents à « l’enfant de Zeenyl et de Phaestus. » Aucun d’eux ne semblait suspecter que Saturna avait d’autre origine que ce qu’on leur avait fait croire.
Mais bien que Krécis n’eût aucun remord à garder le secret vis-à-vis du père, les communications avec Nyota, malgré la joie de recevoir de ses nouvelles, lui faisaient de la peine. De plus, Nyota lui demandait fréquemment de lui envoyer un hologramme de l’enfant qu’il s’arrangeait pour « oublier. »
Il n’y avait eu aucune autre expédition terrienne vers Titan et même si le Fazrul veillait à ce que le contenu des communications entre la Terre et Fazis soit connu, la plupart de celles-ci étaient maintenues aux niveaux les plus élevés, principalement entre le Procureur royal Gulibol et le Conseiller Wong.
Le Fazrul communiquait avec Krécis par l’intermédiaire de Nébulaesa et de la station Outlyer-21. Krécis et Xeniok continuaient leur correspondance privée également. Ce privilège posait cependant un dilemme moral à Krécis. Tout au long de sa vie, il avait gardé certaines choses secrètes vis-à-vis de son vieil ami, car il valait mieux que le souverain les ignorât. Néanmoins, le fait de lui cacher l’existence de sa petite-fille le perturbait profondément.
Le CST exigeait que le commandant Choy lui fasse part des nouveaux développements sur Titan, au moins une fois par mois, et révisait ses ordres si nécessaire. Mais il n’y avait pas de communication officielle entre Krécis et quiconque sur la Terre, ou entre Luke et quiconque sur Fazis. Ce n’était pas que cela fût interdit. Simplement cela ne se faisait pas. Krécis pouvait néanmoins apprendre plus par son amitié avec Luke Choy que par toute source officielle.
Et il s’arrangeait, depuis son avant-poste sur Titan, pour en savoir plus que quiconque sur les deux autres planètes. Sous la direction de Krécis, Titan semblait être le centre de l’univers. Il savait que la révélation de Nyota au sujet de l’existence de cette algue avait causé un grand enthousiasme sur la Terre. Elle avait reçu, en récompense, un laboratoire avec une équipe complète pour lui permettre de poursuivre ses expériences sur cette substance. En trois ans d’analyses expérimentales, elle avait produit un large éventail de médicaments, de suppléments nutritionnels, d’agents nettoyants pour l’environnement et même de la nourriture pour animaux et des engrais.
L’impact sur la Terre était immense. Un récent communiqué provenant du CST avait annoncé la nomination du Dr. Nyota Domonique au poste de Gouverneur des Colonies Martiennes. Elle y poursuivrait ses recherches. Elle devait être satisfaite, avait pensé Krécis. Elle avait été amplement récompensée pour ce qu’elle avait accompli et elle avait choisi de ne pas avoir d’autres contacts sur Titan qu’avec moi. Nos conversations ne portent que sur notre travail. C’est ainsi que cela doit être, pour le moment.
— Qui ça ? demanda Saturna, la bouche pleine. Elle était assise et balançait ses jambes oisivement de l’autre côté de la table. Krécis sortit de sa rêverie en sursautant et la regarda.
— Tu te parlais à toi-même, de nouveau. Je t’ai entendu. Qui est satisfait ?
L’enfant avait des capacités télépathiques innées puissantes, et parfois mêmes effrayantes. Était-ce le résultat de son croisement ou de l’infusion tout au long de sa vie de méthane et d’algues raffinées dans son alimentation ? Krécis ne pouvait qu’espérer discipliner cet esprit curieux avant qu’elle ne devienne trop grande.
— Je me parlais peut-être à moi-même pour éviter d’avoir à parler la bouche pleine, la taquina-t-il gentiment. Saturna pouffa de rire et avala, d’un coup, le hachis qu’elle avait en bouche. Tu as oublié que tu ne peux pas faire irruption dans les pensées de quelqu’un sans demander permission.
L’enfant prit un air penaud.
— J’ai oublié, j’en suis désolée !
— Lorsque tu seras assez grande pour te souvenir de cette règle sans qu’on te rappelle à l’ordre, je te dirai à qui je pensais.
Saturna lui envoya un regard oblique. Lorsque Krécis arborait cette expression sévère, il n’y avait pas moyen de l’adoucir. Elle termina son déjeuner en silence, sachant instinctivement que les pensées du vieillard seraient dorénavant plus protégées en sa présence.
Comme ils mangeaient ensemble, il étudia ses traits exquis. Dieu merci, elle ne montrait aucun signe extérieur de son héritage terrien, sauf dans ses yeux. Quoiqu’ils eussent la caractéristique des yeux en amande fazisiens, ils avaient un reflet vert-doré plus prononcé que le vert émeraude brillant de la plupart des yeux fazisiens, comme une chrysolite. Mais seul quelqu’un à la recherche d’une telle différence pouvait détecter cette particularité, du moins c’est ce qu’espérait Krécis. Si un guérisseur l’examinait, il pouvait détecter un battement de cœur plus lent que celui d’un Fazisien mais il avait été son docteur depuis sa naissance et il n’y avait aucun risque pour qu’un autre médecin l’examinât aussi longtemps qu’elle serait sous sa garde. Les antigènes terriens dans son sang étaient pour l’instant les seuls à pouvoir trahir son origine mais il était aussi le gardien de ce secret-là. Mais pour combien de temps encore ? Il fallait aussi compter sur sa personnalité, plus exubérante que celle de la plupart des enfants fazisiens, mais cette particularité était facilement explicable aussi. Saturna était Saturna, le premier enfant né sur Titan, une jeune âme confiée à un vieil homme. Elle avait cette excuse pour être unique dans son genre.
Parfois, Saturna jouait sans façons avec des enfants plus jeunes, mais la plus part du temps elle préférait la compagnie de Krécis et de ceux qui l’entouraient. Pour compenser, Krécis lui avait fourni tout l’équipement éducatif et ludique adapté à ses capacités mentales. Elle avait son propre ordinateur, avec des programmes d’hologramme complets qui pouvaient instantanément l’emmener des montagnes de Kalindra sur Fazis II à l’arrière-pays australien sur la Terre. Elle pouvait aussi nager dans l’océan ou marcher dans l’espace, consulter les images holographiques de Fazisiens vivants de toutes conditions sociales ou celle de personnes mortes depuis longtemps, devenir un nuage, une moisissure gluante ou un gilda volant. Elle ne se sentait jamais seule. Krécis avait l’intention de lui donner plus tard des correspondants de son âge sur Fazis et dans les stations spatiales et peut-être même sur Terre, des amis aussi esseulés et assoiffés d’amitié qu’elle.
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Les capacités télépathiques de Catlyke et Mushii s’étaient développées avant la naissance de Saturna mais elles étaient limitées par la nature. C’est ainsi qu’ils avaient contribué à stimuler les capacités de Saturna dès sa naissance. Elle avait fini par les dépasser. Non seulement elle pouvait parler en pensée avec les adultes fazisiens mais elle pouvait aussi communiquer avec chaque animal sur une bande de fréquence que même Krécis ne pouvait percevoir.
Lorsqu’un objet disparaissait ou était brisé, quand les bonbons manquaient dans les distributeurs, il n’y avait que trois suspects possibles et, le plus souvent, il s’agissait d’un forfait collectif car tous trois affichaient une expression presque identique d’innocence outrée lorsqu’ils se faisaient attraper qui faisait sourire tout le monde, même Krécis. Il lui était difficile de les discipliner.
Saturna et ses acolytes, conspirateurs poilus, évoluaient dans un univers secret à l’intérieur du monde de Titan et elle semblait plus heureuse de les avoir pour compagnons de jeu que d’autres enfants. Cela aussi rendait Krécis soucieux. Comment réagirait-elle si tout son univers devait changer brutalement ? De nombreuses raisons obligeaient Krécis à y penser. En effet, Nébulaesa, ayant été trop absorbée par ses fonctions au sein de la station Outlyer-21, avait annoncé sa visite sur Titan.
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Il ne servait à rien de prétendre que le commandant de Outlyer-21 effectuait une visite amicale. La première demande de Nébulaesa n’avait donc surpris personne.
— Je voudrais consulter tous les rapports relatifs à l’accident, annonça-t-elle à Krécis lorsqu’il l’accueillit au sas. Et je voudrais me rendre sur le site.
— Bien sûr, acquiesça Krécis. Le site n’était plus qu’une masse de métaux tordus et de gravats radioactifs recouverts d’une bulle de protection à laquelle Valton et Krécis avaient interdit de toucher, suite à l’enquête préliminaire.
Hermétiquement confinée dans un costume de protection, Nébulaesa fouina à cet endroit, en prenant toutes les précautions d’usage, et jusqu’à satiété. Chaque fragment avait déjà été tamisé, et analysé et il n’y avait plus rien à trouver.
— Très bien, dit Nébulaesa, peut-être un peu surprise que ses demandes à peine voilées fussent exécutées aussi facilement. Krécis devait savoir que Valton était à l’origine de ces exigences.
— Maintenant, je veux voir l’enfant.
Krécis avait pensé qu’il valait mieux amener Nébulaesa à Saturna que l’inverse. L’enfant n’avait jamais rencontré de personne étrangère à Titan auparavant — chacun dans la colonie s’y trouvait bien avant sa naissance et elle connaissait tous les membres d’équipage des navettes — et il voulait qu’elle soit à l’aise, dans son milieu, et décontractée pour cette confrontation très importante. Il escorta Nébulaesa à la salle d’étude où Saturna passait la plus grande partie de la journée. Dès que Nébulaesa passa le seuil de la porte, elle se retrouva dans une jungle. Un programme informatique tridimensionnel complexe avait transformé la pièce, grâce à des hologrammes, en une forêt luxuriante servant de décor à une cohorte d’animaux étranges. Un grand félin fauve avec un collier de poils hirsutes autour d’une tête massive guettait un troupeau de ruminants au pelage à rayures très contrastées s’abreuvant à un point d’eau. Nébulaesa recula de dégoût devant les sons, les odeurs et la torpeur chaude de la scène. Elle n’avait jamais vu ce type de paysage sur Fazis.
— Ordinateur ? demanda une petite voix, pas aussi profonde que celle d’un adulte fazisien et presque flûtée, sortant du centre de la scène. Montre-moi un nid de termites dans ce même milieu. Je veux aller à l’intérieur.
— Saturna… dit Krécis gentiment. La petite fille manipulait le tableau de commande de l’hologramme et leur tournait la tête.
Nébulaesa vit alors deux animaux, un sur ses genoux, l’autre enroulé sur ses épaules comme une étole. Ils avaient l’air vaguement fazisien mais ils étaient différents aussi. Étaient-ils réels ou faisaient-ils partie de la simulation par hologramme ? Au moment où Saturna s’était retournée pour regarder ses visiteurs, le programme modifia les images. La jungle disparut pour faire place à un grouillement agité d’arthropodes, aussi grands que l’enfant. Ils émergeaient de tunnels à peine ébauchés et fourmillaient partout dans la pièce. Nébulaesa se fit violence pour ne pas bouger.
— Saturna, arrête le programme s’il te plaît, dit Krécis patiemment, tu as de la visite.
Nébulaesa perçut alors un peu de déception dans les pensées de l’enfant qui obéissait. Elle réalisa à ce moment précis que cet enfant de trois ans avait les facultés de contrôle mental d’un adulte. À cet âge, le cerveau des enfants fazisiens était en général un véritable tourbillon d’impulsions incontrôlées, indisciplinées et facilement perceptibles. Extraordinaire ! pensa Nébulaesa au moment où le programme d’hologramme immobilisa l’image des insectes. Ceux-ci la regardaient maintenant fixement avec leurs yeux à facettes. L’enfant descendit de sa chaise et vint vers eux.
— Sais-tu que certains nids de termites sont plus grands que cette pièce ? demanda-t-elle gravement à la nouvelle venue. Et ce n’est que la partie visible. Il y a plus d’un million de termites pour chaque personne sur la Terre. Je l’ai appris par mon programme de xénobiologie. Ce programme vient de la Terre.
Elle finit son discours par un sourire et tendit la main vers l’inconnue pour la toucher comme Krécis lui avait appris. Saturna savait qui était Nébulaesa. Krécis le lui avait dit. Le Vieux Sage ne lui avait pas expliqué que sa tante voulait la convaincre de l’emmener loin de lui mais, lorsqu’elle lui avait posé la question, il n’avait pas tenté de le nier. Saturna savait que tout dépendait de la manière avec laquelle elle se comporterait. Des années plus tard, Nébulaesa se demanda si une coïncidence avait fait que l’enfant étudiait la Terre ce jour-là.
— Tu es très belle, fut la première chose que lui dit Nébulaesa en posant la main sur les cheveux de l’enfant, un geste que personne ne pouvait s’empêcher de faire. Elle fronça les sourcils en prononçant ces mots : elle ne reconnaissait aucun des traits de Zeenyl dans le visage de l’enfant pas plus que les traits de Phaestus d’ailleurs. Par contre, ce qu’elle crut reconnaître la perturba profondément.
— Merci, répliqua Saturna, faisant montre d’une politesse qu’on lui avait apprise. L’association du compliment et de l’expression soucieuse de Nébulaesa troubla momentanément l’enfant qui essaya de lire les pensées de sa tante, en dépit de l’interdiction de Krécis, mais elle trouva porte close.
— Toi aussi, ajouta-t-elle après un long moment. Décidément, la rencontre ne se passait pas très bien. Elle essaya alors de trouver un autre sujet de conversation.
— J’espérais te voir porter ta robe verte. Cette longue robe flottante qui est assortie à tes yeux.
Nébulaesa était stupéfaite. Il s’agissait d’une robe du soir qu’elle avait seulement portée lors de réceptions pendant la visite de dignitaires. À sa connaissance, elle ne l’avait jamais portée ni pendant les heures de travail ni pendant les communications par Holocom, seule occasion où l’enfant aurait pu la voir.
— Je… Je ne l’ai pas apportée, s’entendit dire Nébulaesa. J’ai pensé que cette visite serait une visite amicale et que je pouvais me permettre de porter des vêtements plus confortables, plus décontractés. Mais je la porterai pour toi lorsque je serai de retour à Outlyer-21, pendant une communication par Holocom. Je vais peut-être même demander aux couturiers d’en faire une pareille pour toi, ajouta-t-elle, ne sachant pas si l’enfant voulait juste l’éblouir par ses capacités télépathiques, ce qu’elle avait fait.
Saturna sembla se désintéresser du sujet.
— Merci mais je ne m’habille pas aussi bien d’habitude, dit-elle. Lorsque je serai plus grande peut-être.
Elle semblait vouloir retourner à ses jeux informatiques et n’avait pas fait attention au regard amusé de Krécis et encore moins à l’expression perturbée de Nébulaesa.
— Je te laisse à tes… études, dit Nébulaesa, mal à l’aise. Les insectes disproportionnés sur les murs de la pièce la perturbaient presque autant que le fait que l’enfant avait extrait l’image de sa robe verte favorite de ses pensées pourtant bien protégées.
— Peut-être en reparlerons-nous plus tard…
— Lorsque tu seras reposée, lui suggéra Saturna. Krécis me dit que les voyages spatiaux sont fatigants.
L’enfant est décidément étrange ! pensa Nébulaesa qui ne voulait pas s’attarder pour la voir redonner vie aux insectes. Elle n’avait pu voir non plus le regard entendu que la petite lança à son tuteur et qui disait clairement :
— Voilà qui la fera réfléchir deux fois plutôt qu’une !
Il n’était pas nécessaire d’être télépathe pour comprendre que Saturna ne désirait quitter Krécis pour personne d’autre.
— Tu as l’air fatiguée, suggéra Krécis, en montrant ses appartements à Nébulaesa.
— Je le suis ! admit-elle, heureuse de se retrouver enfin seule. Mais pas pour des raisons de voyage spatial, Vieux Sage !
Elle était venue à Titan pour une raison bien précise et maintenant qu’elle s’y trouvait, elle ne savait plus comment atteindre son objectif. Si Valton n’avait pas mis fin à sa dernière communication de manière si…
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* *
Elle avait différé autant que possible son voyage à Titan. Certaines des raisons qu’elle avait invoquées étaient légitimes : un trafic plus dense de navettes spatiales passant par Outlyer-21 suite à de nouvelles opérations d’explorations minières dans une zone d’astéroïdes proche, des travaux de modernisation du système Holocom de la station, une avalanche de transferts de personnel, un accident entre un transporteur de minerai et un pylône qui avait nécessité la fermeture d’une section entière pour réparations pendant plusieurs mois. En fait, elle voulait gagner du temps pour suivre les événements sur Fazis Prime.
Moins d’un an après son retour de Titan, Tetrok, selon l’annonce officielle de Xeniok, avait reçu l’ordre d’inspecter, pendant les deux années suivantes, les installations scientifiques des colonies sur chaque satellite. À son retour, il avait reçu l’ordre de reconstruire la colonie maudite de Fazis 4. Xeniok, encore dans le meilleur de son âge, semblait n’avoir aucune intention d’abdiquer, et désirait que le peuple puisse connaître son fils comme un explorateur et un homme de science avant de le choisir pour souverain.
C’était un jeu subtil et dangereux car Valton pouvait entretemps chercher et obtenir des soutiens supplémentaires pour renforcer sa coalition, mais le souverain vieillissant tenait à assurer une position de force à son fils avant de lui céder le trône. Nébulaesa faisait traîner les choses car elle voulait connaître les résultats de cette lutte pour le pouvoir, mais Valton finit par s’impatienter.
— Notre instinct ne nous trompe pas, lui avait-il dit. Nous avons tous les deux la même impression étrange concernant le gâchis que Tetrok a laissé derrière lui, sur Titan.
— Le gâchis ? avait répété Nébulaesa. Tu appelles gâchis l’augmentation record de la production de minerai, les avances technologiques extrêmement impressionnantes, l’initiation de relations avec une nouvelle espèce et l’accès à leur biotechnologie ? Ce n’est pas ce que j’appelle un « gâchis ». Bien que ses paroles fussent osées, elle adoptait un ton prudent car le gamin arrogant qu’elle trouvait autrefois endormi sous un friibuste et dont elle avait l’habitude de mêler les cheveux avec des brindilles, était à présent son supérieur. Elle se demandait également si Valton, adulte, nourrissait envers elle les mêmes sentiments passionnés que l’adolescent.
— La catastrophe de la centrale était un accident, avait-elle insisté pour, lui semblait-il la centième fois. Même moi, qui ai subi une perte plus grande que la tienne, je suis bien forcée de l’admettre.
Valton avait réfuté l’argument d’un geste.
— Et l’algue alors ? Il nous a volontairement caché son existence pendant plus d’un an alors qu’il a laissé la Terrienne l’emporter chez elle pour en faire profiter sa planète. Désormais, Valton ne se référait plus à Tetrok par son nom mais il employait la troisième personne pour désigner leur ennemi commun.
— Je me suis posé les mêmes questions à ce sujet, avait dit Nébulaesa prudemment. Elle avait dû faire son examen de conscience à cet égard : serait-elle si indulgente vis-à-vis de Tétrok si elle n’avait pas l’espoir de se voir un jour l’épouser et de partager le pouvoir avec lui ?
— Voilà, tu vois ! avait dit Valton triomphant. Qui sait quels autres secrets et desseins il nous cache ? Tu iras sur Titan sous Prétexte de voir ta nièce et tu en profiteras pour découvrir ce que tu peux.
— Est-ce un ordre ?
Le ton de Valton s’était adouci.
— Pas nécessairement, Nébulaesa… D avait alors eu un geste étrange et déplacé : il avait tendu la main comme pour caresser l’image de son visage, si proche et pourtant si lointain. Nébulaesa avait réprimé l’envie de se pencher en avant ou de reculer.
— Si, par une circonstance extraordinaire, je devenais souverain dans un coin hypothétique de l’univers, avait alors demandé Valton d’un ton doux et séducteur à une Nébulaesa qui avait été seule trop longtemps, pourrais-tu oublier Tetrok, même pour un petit moment ?
Nébulaesa ne saurait jamais ce qui, en elle, avait dicté la réponse :
— Je suis pragmatique, Valton. Je n’ai jamais su que faire des hypothèses.
Valton, souverain, et elle son épouse ? Cette pensée l’avait préoccupée tout au long de son voyage vers Titan.
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* *
— Ton attitude envers ta tante était… convenable, la plupart du temps, dit Krécis à Saturna au moment de la border. Il avait attendu que Mushii et Catlyke fussent installés confortablement, l’un sous les couvertures, l’autre au-dessus. Mais, j’ai pensé que les termites étaient de trop.
Saturna pouffa de rire.
— Ça, c’était méchant, admit-elle. Mais je voulais voir. Je pense que Nébulaesa veut m’emmener avec elle. Elle avait fait la moue. Catlyke et Mushii ne l’aiment pas non plus.
— Saturna, les émotions de ces créatures ne sont pas un critère de…
— Je ne veux pas vivre sur une station spatiale ! se plaignit l’enfant dont les couleurs s’avivaient. Je ne veux pas quitter Titan. Je ne veux pas te quitter.
— Mais je ne veux pas que tu partes non plus, lui dit Krécis pour la rassurer, mais à partir de maintenant, nous pouvons tous les deux joindre nos efforts pour convaincre Nébulaesa sans être… méchants, ne penses-tu pas ? Il serait également souhaitable que tu n’affiches pas tes capacités télépathiques de manière aussi flagrante.
— Que veux-tu dire ? demanda Saturna d’un air innocent, en s’asseyant sur son lit, mais Krécis n’était pas dupe.
— La robe verte ? dit-il seulement.
— Ce n’était pas de la télépathie, déclara l’enfant. Et je n’y ai pas vu de mal.
La première remarque rendit Krécis perplexe, mais il ne s’y attarda pas.
— Le problème, mon enfant, est que si tu te rends trop intéressante, Nébulaesa ne voudra que trop t’emmener avec elle sur sa station. Il attendit que sa remarque eût l’effet désiré pour continuer. Elle écarquillait les yeux de frayeur. J’appuierai ta requête, bien entendu mais tu dois te comporter de manière plus… mature, aussi longtemps que ta tante sera ici.
Savoir qu’il était dans son camp était la seule chose dont Saturna avait besoin.
— J’essaierai !
Rassurée, elle se blottit sous les couvertures et s’endormit aussitôt.
*
* *
— Tu devrais enlever tes bagues, conseilla-t-elle à sa tante, le lendemain matin, lorsqu’elles se revirent pour un jeu de Kangi bal. Les bijoux sont toujours encombrants pour ce genre d’activité.
Nébulaesa avait réfléchi au cours du petit-déjeuner qu’elle avait voulu absolument partager avec l’enfant et Krécis en vue d’établir une relation étroite avec sa nièce. Elle n’avait pas de temps à perdre. Elle savait que Valton la contacterait par Holocom, un jour ou deux après son arrivée, et qu’il chercherait à savoir si elle s’était rendue sur le lieu de la catastrophe. Elle devait donc faire vite si elle voulait susciter l’amitié de Saturna, et c’est ainsi qu’au moment de débarrasser la table des restes de leur repas elle avait fait appel à la passion de l’enfant pour le Kangi.
— Est-ce que tu joues à ce jeu ? avait demandé Saturna avec enthousiasme. Nébulaesa avait à peine mentionné le Fazis Global — événement sportif important — à Krécis que l’enfant s’était tout à coup animé.
— Oui, de temps en temps, mais je ne suis pas très bonne, avait répondu Nébulaesa, surprise de voir une étincelle dans les yeux de la petite fille.
— Tant mieux ! Je pourrai alors te battre, avait annoncé Saturna. Ici, la plupart des adultes sont trop forts pour moi et les enfants sont encore trop jeunes pour jouer avec moi.
Comme si elle n’est pas un enfant elle-même ! avait pensé Nébulaesa, émerveillée.
— Quelquefois, Vaax me laisse gagner mais je m’en aperçois, avait continué Saturna, et Krécis ne joue pas du tout. Mais, loyale, elle avait ajouté : c’est son seul défaut !
— À peine, avait répondu le Vieux Sage sèchement. Il avait observé l’échange entre la tante et la nièce avec un silence amusé.
— Peux-tu jouer avec moi ? avait demandé Saturna, en faisant un effort de persuasion comme Krécis le lui avait suggéré. Montrer à sa tante la qualité des installations sportives sur Titan pouvait jouer en leur faveur.
— Les terrains de jeu sont différents ici car ils ont une pesanteur normale pour Titan. Mais, tu sais, nous pouvons régler la pesanteur pour qu’elle soit la même que sur Fazis ou même l’éliminer si tu veux. Langler, le Terrien, et moi jouons de cette manière quelquefois.
Nébulaesa n’avait pas hésité. Voilà exactement l’occasion qu’elle attendait. Mais il fallait que l’initiative vienne de l’enfant.
— S’il te plaît, tantine ? Je te promets un bon match.
— Mais bien sûr, avait fini par dire Nébulaesa, j’en serai très heureuse.
*
* *
Elle aurait enlevé ses bagues, sa chevalière officielle de commandant et un anneau plus petit, cadeau d’un amoureux oublié depuis longtemps, si l’enfant n’avait rien dit. Mais comme elles étaient seules, Nebulaesa pensa qu’il était temps de lui rappeler la différence entre l’enfant et l’adulte.
— Je préfère les garder, dit-elle pour rappeler sa place à l’enfant. Elles ne m’ont jamais gênée.
Elles ne la gênèrent pas ce jour-là non plus. Elles jouèrent trois parties car Nebulaesa, n’étant pas habituée à la différence de pesanteur, avait perdu largement la première manche. Elle gagna la seconde sans difficulté et, au moment où elles entamèrent la troisième partie, elle pensa laisser gagner la petite, mais elle se ravisa. Selon Nebulaesa, Saturna avait trop l’habitude d’obtenir ce qu’elle désirait. Nebulaesa remporta donc la troisième manche par un point seulement.
— Tu joues bien, Saturna, lui dit Nebulaesa gracieusement comme elles essayaient de reprendre leur souffle, et de récupérer la balle encastrée dans les mailles du filet. Nebulaesa l’y avait envoyée et avait du mal à la dégager.
— Attends, laisse-moi t’aider, proposa Nebulaesa.
— Je peux le faire toute seule, lui répondit Saturna, indépendante. Leurs mains s’étaient emmêlées nerveusement pour dégager la balle et l’enfant avait soudain crié :
— Aïe !
La chevalière venait d’égratigner le poignet de Saturna, qui se mit à saigner. Nebulaesa, horrifiée, recula. Saturna finit par dégager la balle du filet et Nebulaesa prit aussitôt la main de l’enfant pour examiner la blessure.
— Le guérisseur devrait y jeter un coup d’œil.
— Ce n’est rien, répondit Saturna pour la rassurer. Elle rit alors et Nebulaesa chercha ce qui la faisait rire.
Comme elle la regardait, elle vit la blessure se refermer et disparaître.